Faible rentabilité des terres, fiscalité trop lourde, bail rural jugé trop contraignant… Des représentants des propriétaires bailleurs alertent sur les raisons qui les poussent à vouloir contourner le bail rural.
« Il y a une vraie aversion envers le statut du fermage. Les propriétaires que je reçois dans mon cabinet me demandent : Maître, comment puis-je éviter de signer un bail rural ? », observe Caroline Varlet Angove, avocate à Paris. Un constat partagé par Benjamin Travely, notaire en Saône-et-Loire. « Nous observons des propriétaires qui se questionnent sur la conservation de leur patrimoine. Il y a une fracture entre l’envie de garder leur patrimoine familial et des coûts fiscaux qui peuvent être importante et un statut du fermage sur lequel ils butent ».
Signe que le malaise est patent, cette volonté d’échapper au bail rural gagne aussi d’anciens exploitants qui ont été locataires durant leur carrière, soulignent les deux praticiens du droit rural qui intervenaient le 14 mai 2024 au congrès de la Fédération nationale de la propriété privée rurale (FNPPR) organisée à Paris.
Des millions d’hectares libérés dans les prochaines années
L’association qui revendique 10 000 adhérents et qui a vocation à défendre et à représenter les intérêts des propriétaires agricoles et ruraux dresse d’ailleurs un constat proche de celui partagé par les sections des bailleurs et des fermiers de la FNSEA. « Alors que 10 millions d’hectares changeront de mains dans les 10 ans à venir (1) , il faut redonner l’envie aux propriétaires de conserver et de transmettre », estime Bruno Keller, président de la FNPPR.
« Dès qu’il y a une ouverture, le propriétaire va s’y engouffrer pour ne plus louer, ajoute-t-il. Si rien n’est fait, c’est la porte ouverte à des ventes, à des friches et à des investisseurs étrangers. Il faut éviter que trop d’hectares se retrouvent à vendre ». Même si le code rural octroie un droit de préemption au fermier, tous les exploitants fermiers n’auront pas toutes la capacité de s’endetter pour acheter des terres à l’heure où des investissements dans les transitions sur leur exploitation leur sont demandés, souligne le président de la FNPPR.
Une rentabilité négative
La faible rentabilité des terres agricoles est particulièrement pointée du doigt dans ce désamour des propriétaires pour la location. Même si l’indice national qui sert au calcul du fermage est enfermé dans des minima et maxima fixés au niveau départemental a connu une hausse record l’année dernière, les augmentations des loyers ne suivent pas celles de la fiscalité et des impôts, taxes et prélèvements sociaux qui visent le foncier agricole.
Alors qu’elle avait déjà augmenté de 3,55 % en 2022, la réévaluation au niveau national de la valeur locative cadastrale était en hausse de 7,1 % en 2023, la plus forte augmentation depuis 1986. Cette valeur utilisée chaque année dans le calcul de la taxe foncière sur le non-bâti en l’appliquant aux taux d’imposition fixés par les intercommunalités, doit encore augmenter de 3,9 % en 2024.
« En euros constants, les prix des terres sont aujourd’hui en dessous de ceux des années soixante-dix », observe Guillaume Sainteny, membre de l’Académie d’agriculture.
En 2022, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité avait alerté sur le poids fiscal que doivent supporter les propriétaires qui conduit à une rentabilité nulle voire négative des terres agricoles. Une fiscalité pour laquelle la « France est championne en Europe » et qui a pour conséquence d’aboutir notamment à une artificialisation plus rapide des sols qu’ailleurs sur le Vieux Continent.
Une situation également décrite devant les congressistes de la FNPPR par Guillaume Sainteny, membre de l’Académie d’agriculture. « En euros constants, les prix des terres sont aujourd’hui en dessous de ceux des années soixante-dix. La rentabilité négative incite à l’urbanisation car c’est le seul moyen pour les propriétaires (N.D.L.R. : en vendant leur terrain devenu constructible) pour retrouver de la rentabilité ».
Mais avec les objectifs du zéro artificialisation nette de la loi climat et de leurs déclinaisons dans les politiques locales d’urbanisme, ce schéma sera de plus en plus difficile à mettre en place. Une évolution qui « rend encore plus urgente la question de la rentabilité négative des terres agricoles », pour Guillaume Sainteny qui défend un allègement de la fiscalité et une réforme de la fixation réglementée des fermages.
Un bail rural jugé trop contraignant
Outre une fiscalité et une règlementation qui découragent les propriétaires, Bruno Keller considère qu’il existe « trop de contraintes entre le propriétaires et l’exploitant agricole » et plaide « pour davantage de souplesse » et « un bail rural plus équilibré ». Un nouvel équilibre demandé aussi par les bailleurs et les fermiers de la FNSEA. Les critiques exprimées donnent l’impression que le propriétaire bailleur est pieds et poings liés avec son fermier. Le président de la FNPPR souhaite que la Commission départementale d’orientation agricole ne puisse plus imposer le choix d’un fermier au propriétaire. Il défend aussi le principe « nouveau fermier, nouveau bail ».
Actuellement, un fermier peut céder son bail existant à son conjoint ou descendant avec l’accord du propriétaire mais sans qu’un nouveau bail soit conclu. Cette exigence de nouveau bail réclamé par Bruno Keller serait ainsi l’occasion de remettre les parties autour de la table sur les conditions du contrat (durée et prix notamment).
Pour une “vraie politique foncière”
Il réclame du gouvernement une « vraie politique foncière » tout en rappelant que « le recours des capitaux privés est une nécessité » alors que les premiers porteurs de fonciers restent les propriétaires privés. Bruno Keller minimise au passage le fonds de portage « Entrepreneur du vivant » de 400 000 millions d’euros qui sera déployé cette année par l’État. Il n’est selon lui « pas à la hauteur des enjeux ». « En considérant le prix moyen du foncier, cela équivaut à 60 000 hectares alors que ce sont des 10 millions d’hectares qui changeront de main », appuie-t-il.
Il relativise aussi l’intérêt des Groupement foncier agricole d’investissement que le gouvernement avait inscrit dans le projet de loi d’orientation publique avant que les députés le suppriment du texte dont la lecture en séance publique commence ce 15 mai à l’Assemblée nationale. Selon lui, une solution pourrait trouver sa place dans certaines zones géographiques mais pas partout.
Une réforme n’est pas à l’ordre du jour du gouvernement
L’hémicycle de l’Assemblée nationale n’est en tout cas pas proche de discuter du texte de Jean Terlier, député de la majorité. L’élu du Tarn avait déposé le 17 janvier 2023 une proposition de loi pour réformer le régime juridique des baux ruraux dont l’examen n’a pas trouvé sa place dans l’agenda parlementaire.
Dans une interview il expliquait « vouloir redonner une deuxième jeunesse au statut du fermage » constatant qu’il menait à « une relation contractuelle très déséquilibrée entre bailler et fermier ». Le député a invité les adhérents de la FNPPR à échanger avec les parlementaires de leur circonscription sur ce sujet. En clôture du congrès, Bruno Keller a indiqué qu’il comptait sur les sénateurs pour faire passer plusieurs amendements après son vote par les députés.
Invité au congrès de la FNPPR, Jean Terlier a également témoigné de son échange avec le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, durant lequel il lui expliquait que c’était « une erreur » de ne pas comprendre de volet foncier dans la loi d’orientation agricole. Si le député a bien tenté de déposer des amendements, ces derniers ont été déclarés irrecevables.
Dans une interview donnée à la France agricole en avril 2024, le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, s’opposait à une réforme du statut du fermage. Ce dernier « est un outil puissant de compétitivité agricole. C’est un droit d’exception qui a beaucoup protégé les agriculteurs, notamment contre la spéculation. J’entends la volonté d’ouvrir le bail, mais je pense que ça ne favorisera pas moins les apporteurs de capitaux », déclarait-il.
Si le ministre entend cette volonté de la part des propriétaires, il l’entend aussi de la part du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). Assurant des missions de conseil et d’expertise auprès du ministère de l’Agriculture, il a publié plusieurs recommandations, en mai 2023, pour faciliter le portage du foncier. L’un de ses auteurs, Benoît Bonnefoi, était présent au congrès. Prêchant devant des convaincus, il a défendu la nécessité de rendre le bail rural plus attractif. Si les propositions ne manquent pas, elles ne sont pas à l’ordre du jour du ministère de l’Agriculture.
(1) Selon un rapport de Terre de liens, six millions d’hectares seront libérés d’ici à 2034
Site EditionsLégislatives 15/05/2024